Dèd, dit Dédé le goth.

UN JOUR CE SERA

LA NUIT

OOOum-pah

! La basse claquait comme la main d’un biker sur la fesse rebondie d’une serveuse. Ooooouh-ouin-ouin ! Les aigus de la gratte trifouillés comme une branlette alzheimer. Puis tschiii-tschiii ! La cymbale omniprésente. Sa démarche se collait à sa propre symphonie mentale, pah ! Le talon frappait le sol, ouin ! La hanche lançait vivement la cuisse et tschiii ! La tête dodelinait. D’un regard extérieur, son allure calquait celle d’un b-boy en guimauve plus que celle censée provenir du leader d’un futur groupe gothique, lourd et ténébreux.

Mais André, en extérieur, était en service vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le sourire cartoon de tête de mort peint au typex sur la poche de poitrine de son manteau de cuir luisait, flashait façon néon pour la plus grande édification de ses tristes contemporains. Que ses futurs tubes attristeraient plus encore. Non, non, rien à voir avec Manson, sa future manière de se présenter aux médias. Sobre. En noir. Un soupçon d’eye-liner et c’est marre. Non, non, pas tout ce cirque décrédibilisant pour sa musique d’élection. Plutôt le genre Indochine, année 80 sans chichis. Maquillage léger, piercing, petit doigt levé, la classe, quoi.
Et mettre l’accent sur la culture, le show c’est joli et… nécessaire, mais, voyez, l’expressionnisme allemand, la république de Weimar sur de la musique anglaise, ça plait même aux jeunes chinois. C’est comme si un anneau, une communauté mondiale et mondialisée s’érigeait à la face cachée d’une nouvelle lune fantasmagorique. Les paroles de mon titre phare l’illustre, je cite : « and the cave bats are out tonight / one day, it will be the night”. Effet: allumer une JPS extra-longue avec... une allumette. Oui, une allumette c’était pas commun, ça, une allumette. Paf ! La flamme, éclair déstabilisant ce con de journaliste qui cherchait encore à comprendre la teneur de ses propos.

Derrière lui, en rang d’oignon, se tenaient ses comparses tout de pourpre vêtu. Un vrai    ossuaire ricanant.

Il avait pensé y incorporer une fille, à la batterie certainement, pour le côté sexy. Deux fins poignets secouant des baguettes toute la journée, ouh ! Mais il ne pouvait se permettre de laisser planer ce doute : était-il encore célibataire ?? Bien, bien, bien, comment répondre à cette question de ses fans féminines dont le journaleux se faisait écho ? Suspense ou érudition… Erudition, définitivement. L’homme du vingt-et-unième siècle, ce titan tétanisé titillé par de bas instincts mercantiles, aime à se rappeler cet axiome nietzschéen : si tu vois un homme au bord d’un précipice, pousse-le. Cette parabole nous invite à plonger au plus profond du gouffre féminin et c’est bien ce que j’ai fait avec Ghoula, ma batteuse. Et c’est, définitivement, ce que devrait faire l’homme du vingt et unième siècle. Exactement ! L’érotisme sombre du dandy fin de siècle.

C’était quand même autre chose que ces pétasses airehainebi qui réfléchissaient avec leurs seins. Allez, allez, autre question. La mort. Oui, la mort… La mort, par son essence, précède la vie, c’est dire à quel point elle l’imprègne. La mort, sourire de la mort, orgueil de la mort. La mort n’est pas seulement la meilleure amie des présidents américains, elle est la mienne aussi. Songez que sous toute cette chair qui m’englobe reposent plusieurs dizaines d’os. C’est dire ma familiarité avec icelle. La mort, la mort vit avec ma vie. La mort vit lorsque s’endort la vie. Ma sensibilité pagano-sataniste m’invite à vivre chaque instant comme si j’étais déjà mort, contrairement aux foutaises judéo-chrétiennes. Effectivement, Jésus avait tellement peur de la mort qu’il a ressuscité, et je ne pense pas que ce soit compatible avec les aspirations contemporaines. Penser à finir les mains croisées sur les genoux, le buste penché, pour souligner la gravité du propos.

Il avait peur d’aller trop loin, la censure guettait, ce vieux vautour archaïque menaçant nos sociétés. Dans le dossier thématique du dernier numéro de « leather and tong », le magazine de nous, les fétichistes du pied estival, il y avait un faisceau de preuves à faire frémir. Son manager lui conseillait toujours la prudence, ne va pas trop loin, ne va pas trop haut, Dèd mon ami. Sujet de discorde, éternel sujet de discorde. Il y avait un sale boulot à faire et il ne reculerait pas, à chacun son rôle échoit, fatum, fatum.

Sa base ne comprendrait peut-être pas tout de suite, mais le temps de l’insouciance n’a qu’un temps. Lui, à seize ans, pourfendre les épouvantails de son immaturité ne lui faisait pas peur, même s’il avait conscience d’être un exemple. Il poursuivrait son chemin de croix inversé jusqu’au bout, quoiqu’en pense l’éducation nationale. Il n’aimait pas le gothique mou et consensuel, il suivait sa voie décadente sans se soucier des hurlements de hyène maternels ou professoraux. L’incompréhension le renforçait, et il voyait clair dans le jeu de sa professeur de français qui daubait ses rédactions, la peur à l’état brut, et ils pourraient encore et encore l’envoyer chez le psychologue scolaire, nib ! Dèd passe, mais sa rébellion ne trépasse pas. Il n’était plus le même depuis que certaines portes de la perception s’étaient ouvertes pour lui et refermées avant que son collège ne passe.

Parmi les éclaboussures du vomi, les vestiges de son ancienne vie pourrissaient. C’était une terreur tenace que de penser à la révélation de cet ancien moi dans les tabloïds. Photographies de la star du goth-rot, Dèd, à la fête d’anniversaire de ses treize ans. Avec pull à capuche, cheveux courts et boutons, la honte ! Dèd avec maman, avec grand-mère, tata et bisous. Les chacals ! Aux abois ! Il avait eu le temps de mettre le feu aux albums souvenirs de sa mère avec de l’essence à briquet mais la situation devint vite aussi incontrôlable que les morceaux de papiers enflammés s’éparpillant dans les airs. Pourtant, il y avait quelque chose de beau à voir les représentations de cet étranger disparaître dans l’atmosphère brûlante, et quelque chose de rythmique dans les cris de sa mère. Il n’avait pu mener à terme son autodafé mais ce n’était que partie remise. La chenille s’était transformée en papillon, de l’espèce de papillon qui d’un battement d’ailes ébranle le monde terrifié.

Fi de ces tribulations et place à la musique : let’s go, goth ! oum-pah ! ou-ou-oum-Pah ! Tschiiing ! Dèd, live, take one. « the day the deads ask why they walk » Once I’ve been walking/ and once I’ve been dead/ why am I walking/ out of my bed/ I’ve been alive, one day/ Before I’ve been dead/ but it was yesterday/ and we’re today/ there’s crows everywhere/ Black, shiny and dark/ I’m dead, I’m telling to myself/ Why am I walking, why/ say a dead to another dead/ it’s like I’m walking dead/ I’m asking to myself/ and my feet are naked/ but it’s another day/ and the road is endless/ to a brand new bed”. Solo, quatuor à cordes, nappe de violon nucléaire. Lalalali-da lalaliliiii lalalali-da lalaliliiii-da! « the deads they walk/ nobody knows how/ they always walk/ never know how/ won’t you ask/ why they walk/ but it’s just like that/ they walk and they walk/ god is no good/ he’s made of wood/ god he don’t mind/ his own bed is fine/ never trust a god/ oh never trust a god/ he’s laughing in heaven/ as you’re walking in the pavement/ god is a badass, as you walk/ the way dead walk, walk, walk/ nobody’s don’t mind/ why the deads are walking”.


Ghoula: solo de batterie, tat tat de wap tat pom tat dat tschiiii dap tschiiing! Dèd: rire cynique, ouhwhahaha! Oooouhwhahahaha ha!ha! hiii! Yeaaah! “god is dead/ nietzsche, he said/ but the pope don’t know it/ the catholics are sarcastics/ they’re a bunch of pricks/ they’re a bunch of hippies/ and I don’t agree with them/ except sister Theresa, but she’s dead/ and hear satan says: Hé! Pédale! Ouais, toi, la fiotte, tu suces, choupinette?

Dessin de Grandjoe

André fut stoppé net, et dans le dernier couplet de sa chanson et dans sa promenade.

Deux grands lourds de lascars l’apostrophaient depuis le mur opposé auquel ils étaient adossés. Un grand et un petit qui n’était petit qu’en comparaison avec le plus grand. Ces pédés le traitaient de pédé, il y croyait pas à ce qu’il allait leur mettre dans la gueule lorsqu’il les retrouverait, lorsque lui aussi aurait grandit. Ah ! Ah ! Ah ! Quel humour, quelle distinction dans leur propos, à ces bas du front. Il avait l’habitude de l’intolérance haineuse de ces pithécanthropes et savait y répondre par un mépris silencieux qui leur clouait le bec à chaque fois.

Le coin de la rue dépassé, il les laissa se débattre dans l’effroi de leur culpabilité stupide dans lequel son attitude supérieure les laissait à chaque fois. Grands, lâches et cons, la main hasardeuse du destin pétrissait de la même argile tant de créatures disparates. Lui avait eu de la chance, c’est ainsi qu’il ressentait presque du chagrin pour ces misérables. Il aurait aimé passer un bras paternel autour de ces larges épaules afin de leur faire entr’apercevoir des sommets à eux inaccessibles auparavant. Un autre monde, certes beau par sa cruauté, certes terrible, mais il était là, à portée de main, venez, enfants. Seraient-ils prêts ? Non, pas le moins du monde. La route est longue, celle qui mène à la sagesse. « pédale ! » Ouais, ben, tu m’étonnes que la route est longue pour certains.

Savaient ils seulement par quels affres étaient passés des Oscar Wilde, par exemple ? Nenni, nenni. Votre venin me renforce, bande de fils de pute de merde de mes couilles ! Putain, des champions, ceux là ! Respire, respire cette pollution à plein poumon, ouf ! Maîtrise. Voitures rouillées bien alignées, murs décrépits, et là-bas au coin, l’épicerie. Ultime approvisionneur de mes bacchanales, hum certes.

Le carillon sonna bêtement quand il entra, telles les cloches de l’enfer. L’après midi, on aurait dit que du carrelage sourdait des vieux en profusion, de sexe et de conservation variés. Le retour des morts encore un peu vivants. Il se fraya un chemin entre les corps jusqu’au rayon alcool, douces promesses de paradis. Chartreuse, tentation romantique qui lui rappelait ce livre sur le jambon de parme. Vodka, mais attention, brutal, comme le dit Dostoïevski dans déboires d’un souterrain. Mais, finalement, plus prosaïquement, ce fut bière. Ce qui s’accommodait mieux à son porte feuille qu’à ses goûts, mais à l’impossible, nul n’est tenu.
Il se saisit donc de trois canettes métalliques, trois, nombre symbolique s’il en est. Et voilà, encore une vieille devant et une vieille derrière dans la queue. Faire la queue, quelle invention stupide. Puis mémé se décida finalement à mettre un terme à la généalogie de ses chats successifs depuis le temps de sa jeunesse, aux alentours du quinzième siècle. La vendeuse lui souhaita une bonne journée, mais elle aurait eu le temps de se faire toutes les fêtes du calendrier pendant que mémé faisait pivoter sa masse avant de la mettre en branle. C’était un diesel.

Dèd commençait à finir de s’impatienter et fonça dans le créneau enfin libéré. Dèd fonça, mais beaucoup moins vite que ses bières qui encadrèrent la vendeuse horrifiée. Il lui fallut un instant avant de se rendre compte que le diplodocus cacochyme derrière lui, trônait, de toute sa masse, sur le bas de son manteau. Par un effet cinétique fascinant, l’énergie qui l’avait lancé en avant revint tel un boomerang le propulser en sens inverse. Droit sur mémé 2, qui en fut ébranlée tel un gong mais ne bougea pas. Alors que lui bougea encore, mais de manière verticale cette fois, tandis qu’explosaient des cris d’épouvante horrifiée. André, à terre, s’inquiétait de l’état de son manteau, c’est pourquoi il aurait été bien incapable de retranscrire les propos de la demoiselle.

Celle-ci, la face tordue, faisait bouger ses lèvres à une vitesse fascinante en montrant successivement les présentoirs à bonbon saccagés par la bière, mémé qui se marrait comme une baleine et puis lui, aussi, puis les bières à nouveau. Il se releva, mais tout allait bien, son manteau n’avait rien.

C’est alors que le son lui revint en extra basse et c’est fou ce qu’une vendeuse de supérette à cheval sur la politesse, merci, bonjour, au revoir, s’y connaît en vocabulaire ordurier. Hé ! Maquereau, c’était pas mal, ce côté vieillot. Boit sans soif, ouaipf, faiblard. Ducon, là, c’est franchement bidochon, ça sent vraiment le camping-car. Et mémé 2 se marrait toujours. Le monde était fascinant, comment allait-il bien pouvoir écrire une chanson romantique alors que dès qu’il approchait une femme, celle-ci finissait toujours par hurler. Tous ses sens en alerte lui dictaient la fuite mais ses yeux ne pouvaient quitter les trois canettes. Et en plus, il avait mal aux mains. Il aurait du mettre ses mitaines en cuir noir. Bon, il fallait faire quelque chose.

Il s’avança et posa ses pièces sur le comptoir tandis que la vendeuse finissait de convaincre mémé 2 qu’elle était fragile, et le sourire de ce colosse allait s’amoindrissant. Il se pencha précipitamment pour récupérer ses bières et prit enfin la fuite