La main


Fébrilement, il tourna le loquet de la porte. Les ténèbres de la nuit n’avaient cessé de le torturer, lui rappelant toujours sa présence dans la chambre voisine, lui soufflant qu’elle l’attendait.

Il pénétra dans la pièce, posa la chandelle sur la table. Une auréole de lumière entama le bois sombre ; quelques rayons accrochèrent les contours de la main reposant là, inerte.
Il effleura la courbe élégante et glacée des doigts, la paume creuse et sèche, avec précaution, pour que leur rigueur froide s’imprègne de sa chaleur. Les ombres des deux mains, sur la table, s’entrelacèrent comme deux corps fondus l’un dans l’autre. Un instant, l’éclairage de la flamme se joua de lui ; la silhouette légère des doigts, projetée sur le bois terne, eut l’air de se mouvoir. Il lui sembla que la main le touchait comme il la touchait. Il tressaillit, suspendit son souffle, figé d’espoir et de stupeur, attendant un miracle qui n’arriva pas. Dans l’obscurité feutrée de l’atelier, le silence s’était tendu le temps, furtif, que dure une illusion. Puis le regard éteint, fatigué de son impuissance, l’homme repoussa le membre inerte. Il n'avait encore que l'aura d'un cadavre ; sa peau lisse n’avait rien de vivant. Rien de commun à la main d’une femme, gracieuse et puissante, violente et douce, celle qui interdit ou qui, au contraire, invite, touche et manipule à sa guise.
Les veines devaient sillonner le marbre de la sculpture, et sous son émail blanc, le gonfler de vie. Il fallait qu’elle adopte la forme que donnent les muscles humains. Il fallait enrober cet épais squelette de pierre, lourd, du revêtement souple de la chair.
Mais il désespérait de percer les secrets de la création ; la véritable création, celle de la vie, bouillante sous son carcan épidermique, et non une imitation dépourvue de relief.


Dessin de Grandjoe

Le désordre régnait dans la pièce ; les différentes roches qui jonchaient le sol bâtissaient dans l’obscurité d’inquiétants édifices. L’homme, habitué à la compagnie de ses marbres, parcourait leurs arêtes de ses mains calleuses. Les murs autour de lui dressaient de douces ténèbres qui l’imbibaient du décor familier de l’atelier. Il progressait dans cet abri, seul, traçant sous ses doigts des sillons dans la poussière crayeuse ; quand certains touchent du bois pour se porter chance, lui préférait le contact des minéraux. Il lui semblait appartenir à l’espèce des roches, les solides et nobles roches. Et si elles ne prenaient vie, c’est sans doute lui qui, parmi elles, se changerait en pierre.
Achevant d’explorer son refuge, il se saisit enfin d’un outil qui reposait là, pour s’en retourner à la main.

De nouveau il s’absorba dans la tâche qui avait occupé ses journées et ses nuits précédentes.
Ses paumes entourèrent le manche de l’outil comme si elles étaient faites pour le tenir ; d’ailleurs le marteau avait déjà creusé dans la chair de sa main sa place propre. De ses cinq autres doigts il plaçait la pointe du burin sur la pierre ; il s’agissait de tailler très précisément car un seul faux pas lui serait fatal. Il se concentra puis, portant le premier coup, sentit le burin entailler le marbre.
La main tremblait sous la violence des coups, semblant frémir à mesure que l’homme lui-même tressaillait d’émotion.
Le bruit répété des chocs détonait à ses oreilles, brisant le silence noir de la nuit.

Autour de lui des éclats de marbre jaillissaient comme des braises projetées d’un feu ; son visage se couvrait de la fine poussière de ses pierres, et tandis qu’il frappait il devenait aussi blanc que sa sculpture. Le marbre abrupt se modelait entre ses doigts d’artiste, prenait une teinte éclatante et une peau lisse à mesure qu'il le polissait.
Il avançait comme sur un fil de funambule, sans cesse avec la menace d’une chute vertigineuse, à chaque pas trébuchant et se raccrochant de justesse. La nuit entière autour de lui oscillait entre doutes et espoirs ; il se construisait un monument de certitudes et d’ambitions qui s’écroulait ensuite comme un château de carte, plus rapidement encore qu’il n’avait été édifié. Les gestes devenaient systématiques, il perdait dans ces ténèbres sans fin toute notion du temps.

Le frottement frénétique du papier de verre irritait ses doigts et crissait à ses oreilles.

Dans l’ombre diffuse de la nuit il ne voyait plus que l’éclat de son idéal, qui parfois se dérobait à lui ; et il allait alors, tâtonnant, aveuglé, avant de le retrouver, miroitant à la lueur vacillante de la chandelle, dans la forme d’un doigt qui semblait s’animer. L’espoir l’empoignait, insensé, et il poursuivait alors –ignorant ses membres et ses yeux lourds et fatigués- comme si les coups qu’il donnait à répétition ne l’éprouvaient pas –sans autre souci que de saisir l’insaisissable, enivré de l’avoir effleuré parfois.

A ses côtés des fantômes s’animaient dans la brume blanche de la poussière. La flamme de sa bougie venait de s’éteindre et il suspendit un instant ses gestes. Les grains de la poudre s’infiltrèrent dans ses narines, irritèrent sa gorge. Dans la noirceur il sentit une pression sur son cou, toussa bruyamment, et, se débattant, affolé, ralluma d’une main tremblante la bougie.
Tout était calme et la main reposait sur la table. Pudique il attarda à peine son regard sur sa sculpture. Etait-ce par crainte d’être déçu, ou, au contraire, parce que sa présence devenait imposante ? Il l'ignorait. Il ne savait combien de temps il avait passé à sculpter ainsi. Les heures s’étaient succédé comme elles ne s’écoulent jamais qu’en pleine nuit, se confondant les unes aux autres dans une masse obscure et informe.

Son regard heurta les coins flous de la pièce. Il avisa la porte. Envisagea de fuir, ne sachant plus ce qui gisait devant lui. Un germe, ou une personne, mort-née, un cadavre ? Il se demandait si cette sculpture, enfin, était achevée. Que ferait-il, le seuil de son atelier franchi ? Il ne pourrait plus revenir sur ses pas, il ne voulait plus tenter de forcer la nature. Mais il ne pourrait plus aller ailleurs, tant il avait perdu l’habitude de faire autre chose que de penser à son oeuvre. Il voulait pourtant se purger de cette obsession qui le dévorait, l'enfermer dans la poignée de cette main de pierre, s'en délivrer, enfin.
N’y tenant plus il l’observa, du bout des yeux, comme gêné qu’elle exhibe sa peau soyeuse. Sa chair n’avait plus le reflet froid de la pierre ; elle puisait la chaleur des flammes qui la léchaient doucement. Les veines du marbre traçaient sur sa peau laiteuse des sillons roses. Elle était posée là, silencieusement, ses doigts à la courbe parfaite légèrement repliés contre sa paume, comme suspendant un instant leurs caresses -un irrésistible appel au regard.

Tandis qu’il contemplait sa création il la vit s’agiter. Au filtre vitreux de ses yeux la main déploya ses serres agiles. Jamais puissance n’avait été si bien couplée d’élégance et de grâce ; il semblait que sous l’enveloppe rocheuse s’agençaient des muscles vivants, forts et roulant avec aisance.

Il ne perçut ensuite qu’une brève succession de mouvements. Elle avait rampé vers lui, il avait vu cet éclair blanc s’approcher, senti sur sa peau la sienne, le grain rugueux du roc, et un long frisson, où le plaisir le disputait à la peur, l’avait parcouru. Elle promenait ses doigts sur sa chair tremblante dans un geste ample, frôlant ses os, sur sa poitrine maigre.

Puis elle accomplit son ultime acte d’affranchissement.

Et lui se laissait faire, émerveillé de l’élan de vie qui animait son œuvre, émerveillé de la force qui mouvait ces articulations de pierre. Les doigts se contractèrent sur sa gorge, la pénétrèrent, comme il avait auparavant pénétré de son burin leur chair dure. Il sentait leur contact glacé sur sa peau, dans sa peau, il voyait son propre sang couler sur la blancheur veinée du marbre parfaitement poli.

Sa vie se dérobait à lui sous l’étreinte de la main ; plus il se sentait faible, plus l’étau se resserrait autour de son cou. Contre leurs deux épidermes un seul cœur battait, et tandis qu’il ne sentait plus le sien, la main de pierre palpitait sous l’impulsion du nœud vital qui les reliait l’un à l’autre, à jamais. Il se sentit renaître, poursuivre sa vie sous l’écorce de sa sculpture.