M. Charlie

Dessin de Grandjoe



Une salle. Style fin du XXème, kitsch. Whisky et gros bras. Teintes dorées, moulures au plafond; des gens attendent. Les moues des visages vont et se défont, sans arrêt, sourires narquois, moqueurs : ils grincent. Une femme aux cheveux blonds, à la gauche de ce tableau de mauvais goût, fume sur une longue tige qui supporte fièrement sa cigarette. Un autre s’étend sur un fauteuil de cuir noir, un homme, type italien, chapeau et cheveux longs. Les traditionnels gardes du corps, slaves ou allemands, qu’importe : des baraques, costumes rouges, aux aguets. Les quelques putains vulgaires qui traînent encore passent comme des tapis, des peaux de bêtes pour décorer. Tous convergent autour d’un fauteuil central, style Louis XIV, bois verni et tissu fin. C’est une ambiance pesante, alcoolisée, des relents de transpiration post-orgasmiques, odeur suave et rance. Une main ridée va et vient continuellement sur les accoudoirs du trône central, venant chatouiller les ornements sculptés sur le bout des repose-bras. Une peau roussie, quelques bagues chères mais, du toc, du faux, brillance mensongère. Derrière ces mains volages, aiguisées, se profile un costume gris, celui d’un homme costaud, de taille moyenne appelant chaussures, pointes, cravates et cigares et qui tire sur la calvitie. En coin, un léger soubresaut de la lèvre esquisse un sourire pointu, triangulaire, dont l’angle n’est rien d’autre qu’une dent d’argent, luisante parmi les autres, jaunies par les années de tabatière. Un parrain, un proxénète avec la classe nécessaire. Ils attendent.

Sa main droite se lève, elle esquisse un mouvement et m’indique, à coups d’index et de majeur, la direction. Je dois m’approcher. La trouille, une frayeur intense, des sueurs chaudes, percluse de courbatures spermatiques. J’ose à peine regarder les autres, je suis concentrée sur M. Charlie, son regard me glace tellement il est enduisant. J’ose faire un pas et descendre les premières marches qui me mènent à lui. Elles relèvent la tête, par jalousie ou par dédain, impossible à dire. Les autres sont attentifs, simplement. Les saxophones rythment la séance, accompagnés des césures de Charley et cymbales, jazz lent, lancinant, longtemps. Au fur et à mesure, dans mon approche, j’ai de plus en plus froid et de plus en plus peur, à en voir le regard de M. Charlie, c’est malsain, pas net. J’arrive à ses pieds, ses doigts tapotent le bois d’un côté, finissent le whisky de l’autre en faisant tournoyer les glaçons dans un lent mouvement frénétique. Premier échange, de regard et d’odeur, il sent bon, le cher. Le rythme augmente, l’influx sanguin aussi, tout le monde est Hyper-attentif, les regards ont virés, voilà.

D’un coup, tout redescend, comme une chute de tension, et ça brûle au fond de moi, je chauffe sans me l’expliquer. Les violons ont pris le relais, les mains indiquent de faire tomber, je dois me déshabiller, plus le choix, les portes sont fermées, mon esprit aussi, c’était mon choix. Quand mes sous-vêtements sont apparus au petit jour, j’ai senti une excitation, personnelle, générale, elle se répand. C’est au contact de ses mains moites que j’ai abandonné, j’ai laissé aller. J’ai cru que mes dents allaient tomber, il a tout essayé, me crachant de la fumée en pleine figure et, brisée, j’ai aimé ça, je me suis sentie mal, souillée mais pas dégueulasse. C’est surtout quand j’ai compris, voyant le visage des autres, que j’aurais peu de mal pour la suite, sauf pour en sortir. « I love you – I love you – I love you, cause I’m yours », voilà ce qui passait, la drogue parfaite, sur fond de rideaux rouges, de scènes improbables, le monde du danger. L’amour, comme le reste dans ce monde là, un artifice pornographique, mais c’est ça, être heureuse, heureux, faire du faux avec le vrai et en perdre l’illusion.